Le travail à la vigne est déterminant pour la production de vins de qualité. Le plus souvent, dans les pays vinicoles, les vignerons ont étudié minutieusement leurs sols et ont essayé des quantités de cépages, jusqu’à trouver les meilleurs pour leurs terrains et leur climat. Dans le passé, ils pouvaient compter sur des climats stables qui n’évoluaient que très lentement. Une fois atteint l’équilibre parfait, les vignerons pouvaient fabriquer les meilleurs vins. Les vignerons de domaines de prestige se sont regroupés par régions pour s’engager à ne cultiver que les cépages qui leur permettaient de produire des vins de qualité; ensuite ils ont sollicité l’État pour créer les Dénominations d’origine contrôlée pour protéger leurs formules gagnantes.
Le climat a toujours été un peu capricieux. Certaines années, les températures étaient plus chaudes que d’autres à certains mois de l’année et les pluies ne venaient pas toujours aux périodes où on les attendait, ou arrivaient parfois très généreuses et se déversaient dans les mois où on ne souhaitait pas les avoir. Ceci donnait parfois des millésimes de rêve et d’autres des millésimes à oublier. Mais le climat revenait assez vite à ses moyennes et les vignerons, inlassablement, faisaient de leur mieux pour faire les meilleurs vins, année après année.
La nature a commencé à montrer des signes précurseurs d’impatience au vingtième siècle, avec un réchauffement qui donnait des soucis aux vignerons. Les scientifiques nous ont avertis: « La terre se réchauffe et va se réchauffer encore plus, parce que les industriels produisent des gaz à effet de serre qui réchauffent la planète. Il faut arrêter de polluer! »
Pourtant, tout semblait encore aller bien, et les décideurs qui voulaient récolter de bons impôts n’en ont rien fait. Ils disaient comme Pangloss, personnage du conte philosophique « Candide ou l’Optimiste » de Voltaire: « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes » et se moquaient des scientifiques, qu’ils accusaient d’être des oiseaux de malheur.
Ce qui devait arriver arriva, dans la deuxième décennie du vingt et unième siècle. Nous constatons qu’il y a des sécheresses qui provoquent des incendies qui ravagent des régions immenses sur tous les continents, des ouragans et des tsunamis de plus en plus violents qui détruisent tout sur leur passage, des pluies très puissantes et des rivières incontrôlables et les mers qui se réchauffent et qui menacent la vie marine.
Naturellement, l’équilibre qu’on avait obtenu dans la vigne est rompu. On nous annonce qu’il y a maintenant urgence d’agir, parce que le réchauffement risque de continuer à augmenter. Dans le monde de la vigne, les vignerons se trouvent face à un problème dont ils cherchent désespérément les solutions; il semble déjà qu’il sera impossible de revenir à des températures semblables à celles qu’on a connues il y a un siècle.
En 2015, j’avais participé à une dégustation de vins avec Michel Chapoutier, le plus créatif des vignerons des Côtes du Rhône, qui nous avait dit que si le réchauffement climatique continuait, il allait être obligé d’ajouter de l’eau dans son vin pour contrôler son degré d’alcool.
Il semble en effet que des vignerons envisagent déjà des manipulations du vin au chai pour compenser les excès du climat, parce que leurs vins ont un taux d’alcool de plus en plus élevé. Ces manipulations sont très dangereuses pour l’équilibre et la qualité du vin, car en diminuant le taux d’alcool des vins avec de l’eau, on risque aussi de réduire les arômes et le goût.
J’étais en visite en Andalousie, en 2019, et lorsque nous étions à Jerez, on nous avait programmé une visite chez le fabricant du Xérès Tío Pepe Extra dry pour l’après-midi. Pour me mettre dans l’ambiance, j’ai commandé une coupe à l’apéritif dans un restaurant où je prenais mon repas. Le Tío Pepe était un vin que j’aimais beaucoup lorsque j’habitais l’Espagne, dans les années 70. Dès que j’ai pris la première gorgée dans ce restaurant, je me suis dit: « ils ont mis de l’eau dans mon Tío Pepe », ce qui m’a mis de mauvaise humeur.
Lorsque plus tard je me suis retrouvé chez Gonzalez Byass, le fabricant de Tío Pepe, j’ai découvert à mon grand désespoir que le Tío Pepe qu’on me servait n’avait pas la qualité de celui des années 70, parce que leur vin d’apéritif était dilué. Je l’ai dit au sommelier qui nous faisait la présentation, qui m’a regardé effrayé et m’a proposé l’achat d’un autre xérès beaucoup plus cher. J’ai dit que j’étais d’accord pour l’acheter, mais à condition qu’on me le fasse d’abord goûter, ce que le sommelier a refusé, confirmant mes craintes qu’ils ajoutent de l’eau à toute la gamme de Xérès de Gonzalez Byass pour en réduire le taux d’alcool.
Dans les années 70, le Tío Pepe était la grande vedette dans toute l’Andalousie; cinquante ans plus tard, en 2 semaines où j’ai parcouru l’Andalousie, je n’ai vu aucun Andalou commander un seul verre de Tío Pepe à l’apéritif. Gonzales Byass a trouvé la parade. Il fait affaire avec tous les voyagistes qui lui déversent des centaines des touristes tous les jours, lesquels se laissent séduire par de jolis coffrets d’une, trois ou six bouteilles dont les prix sont abordables.
L’ajout d’eau n’a pas été inventé par Gonzalez Byass. Les fabricants d’alcools à base de grains ou de racines: whiskys, grappas, téquila, vodka… sont obligés de le faire, car les lois leur interdisent que les alcools à boire dépassent les 45 à 50 degrés lorsqu’ils sont vendus au public. Pour les alcools dérivés de la distillation de vin, comme le Cognac ou l’Armagnac, c’est une autre paire de manches, car le goût et les arômes du raisin risquent de s’étioler s’ils ajoutent de l’eau, donc tout est dans l’art de la distillation et du vieillissement en barrique.
Au début du mois de novembre j’ai assisté à Montréal à une classe de maître réservée exclusivement aux professionnels, où on nous proposait de nous faire découvrir 6 vins de différentes régions d’Italie. L’animatrice, qui est une sommelière très connue et appréciée au Québec, nous a indiqué que le vin suit des modes et que le nouvel engouement, c’est pour les vins moins aromatiques et plus faciles à boire. Après la présentation de chaque vin, elle nous affirmait qu’elle le trouvait délicieux.
Le premier vin blanc venait de la région du Trentino, Alto Adige. Il était en effet peu aromatique, mais aussi monotone et sans âme. Le deuxième vin venait de la région de Frioul, Venezia Giulia, qui lui, au contraire, était extrêmement aromatique, au point qu’il était difficile à boire, et je me suis demandé avec quoi on pouvait le marier. Un vin, normalement, doit accompagner amoureusement le mets qu’il marie; celui qu’on a dégusté s’imposait et ne pouvait qu’écraser le goût de n’importe quel mets. Le troisième vin venait de l’Émilie Romagne, c’était un rouge, encore une fois avec des arômes très dilués et une masse qui picote la gorge. Le quatrième vin était aussi un rouge, c’était un Chianti classico qui venait bien sûr de la Toscane et qui était superbe! Le cinquième vin était un Dolcetto d’Alba du Piémont, qui aurait pu être merveilleux s’il n’était pas aussi alcooleux. Le sixième vin venait de la Sicile, il nous était proposé comme un rouge de soif. Il était particulièrement surprenant pour un vin de la Sicile, car il manquait de corps et de bouquet, et pourtant, au naturel, le vin sicilien a justement beaucoup de corps, d’arômes et de goût.
Je me suis dit qu’il y avait quelque chose d’incohérent dans cette classe de maître. La sommelière est très expérimentée et nous sommes un groupe de professionnels. Elle était capable de nous organiser une classe de maître avec des vins extraordinaires, et pourtant cette dégustation ne tenait pas la route. Alors j’ai compris que nous avions été soumis à un test. On nous a fait goûter deux vins blancs et un rouge auxquels on a ajouté de l’eau pour diminuer son taux d’alcool et qui sont devenus fades, et trois vins qui n’étaient presque ou pas manipulés. Le résultat était que l’un d’entre eux était trop aromatique à cause l’excès de chaleur à la vigne, le Chianti était parfait et le Dolcetto d’Alba était alcooleux à cause du réchauffement climatique. Le but de cette soi-disant classe de maître était de connaître nos réactions et de savoir si oui ou non les vignerons pouvaient ajouter de l’eau, et jusqu’où ils pouvaient encore produire des vins sans altérer les formules sans que les consommateurs les refusent.
Il y a eu très peu de réactions de la part des professionnels, qui étaient déçus, mais au Québec, contrairement aux européens, on ne déchire pas notre tunique lorsqu’on n’aime pas un produit, on se contente de sourire et de ne pas le consommer, ni de le recommander aux consommateurs.
Amis vignerons, par pitié, n’ajoutez pas de l’eau à votre vin, trouvez d’autres solutions. Un vin dilué est un vin fade et sans âme.
Des solutions il y en a et elles se trouvent au niveau de la vigne, non, vraiment du chai; en voici quelques-unes:
- Les Siciliens, qui ont toujours eu un climat chaud, cultivaient la vigne depuis toujours et faisaient des vins avec un haut degré d’alcool et des arômes rustiques. Ils les vendaient en vrac à des régions du nord quand elles produisaient des vins faibles en alcool et peu aromatiques. On en faisait des assemblages destinés à des populations pauvres. Un jour, ils ont eu une idée de génie: ils se sont mis à contrôler la température à toutes les étapes possibles: ils vendangent entre minuit et 6 heures du matin, rentrent rapidement le raisin au chai où il est rafraichi et procèdent au pressurage, à la vinification et au vieillissement de leurs vins à température contrôlée. Le résultat est qu’ils obtiennent maintenant des vins de qualité, très appréciés des amateurs et qui se vendent souvent à des prix élevés.
- Certains vignerons font leurs vendanges en avance de la date habituelle.
- L’État français autorise aujourd’hui, dans certaines régions, la plantation de cépages qui poussent bien dans les régions plus chaudes, comme le Portugal ou la Californie.
- Des vignerons prévoyants achètent des terres dans les cimes des montagnes et des collines, où ils envisagent de déménager leurs vignes des régions basses à la recherche de fraîcheur et de vent.
- D’autres vignerons achètent des terres de plus en plus au nord ou de plus en plus au sud des continents, à la recherche de fraîcheur.
- Au Québec, où les rudes hivers tuaient les vignes, il y a des vignerons qui ont installé d’énormes ventilateurs sur les tours, qui ressemblent à des éoliennes et qui poussent l’air tiède vers le bas et font remonter l’air froid à l’aube, dans les nuits d’hiver. Ils sauvent ainsi leurs vignes. Je suis sûr que dans les régions chaudes, on pourrait utiliser des ventilateurs semblables l’été pour changer l’air et rafraîchir les vignes à certaines heures de la journée.
- On peut aussi envisager que dans un avenir assez rapproché, il y aura des panneaux réfrigérants orientables. Ils serviront à rafraîchir les vignes pendant les heures chaudes du jour et pourront se refermer automatiquement en cas de tempête violente ou de grêle, pour sauver les récoltes.
Tant qu’il y aura des vignerons et des vigneronnes passionné(e)s, on va trouver des solutions. Elles risquent de demander de gros efforts financiers, mais on sauvera la qualité des vins. Par contre, les vignerons qui appliqueront des solutions irréfléchies vont finir par devoir arracher leurs vignes et ce sera bon débarras!
L’art du vin est difficile, mais les bons vignerons vont gagner la bataille contre la chaleur!
Roger Huet
Chroniqueur vins et spiritueux
LaMetropole.com
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