jeudi 28 mars 2024

Le Beaver Club

Le Beaver club est le club gastronomique le plus ancien du Canada, et il est toujours en activité.

À la fin du dix-huitième siècle, deux systèmes dominent la traite des fourrures au Canada: La Compagnie de la Baie d’Hudson qui pratique le système de comptoirs ou de factoreries côtières. Ses agents attendent la venue des autochtones chargés de peaux, en provenance de la Terre de Rupert qui comprend la Baie d’Hudson et ses affluents. Les Français, par contre, préfèrent le commerce «en dérouine» ou de façon itinérante. Ils forment des petites sociétés qui envoient des agents pour commercer directement avec les autochtones sur leurs terres. Leur territoire comprend Le Saint-Laurent, les Grands Lacs, le haut Mississippi et ses affluents, les Prairies et le sud du Bouclier canadien. Leur quartier général est à Montréal et sera plus tard à Lachine. Après la conquête anglaise, des Écossais et des Américains s’associent aux maisons françaises et créent des liens commerciaux avec Londres.

Vers 1777, un groupe de négociants qui compte parmi eux Nicholas Montour, Maurice Blondeau et Peter Pond décident de s’associer pour mieux concurrencer la Compagnie de la Baie d’Hudson. Ils fondent la Compagnie du Nord-ouest; on les connaît depuis comme les Nor'westers. En s’assurant du monopole sur le lac Athabasca, la Nord-ouest domine bientôt le commerce de la fourrure. Le groupe décide de fonder le Beaver Club à Montréal, en février 1785. Il y a dix-neuf membres fondateurs dont huit Canadiens-français, six Écossais, trois Anglais et deux Américains. Pour se qualifier, il faut avoir séjourné pendant l’hiver dans le Nord-ouest, au Pays d’en haut, être socialement acceptable et obtenir l’unanimité des votes des membres.

Un peu plus tard, le club établit qu’il y aura deux sortes de membres, les membres réguliers ne pouvant pas dépasser le nombre de cinquante, et les membres honoraires qui étaient limités à dix.
Les membres actifs sont surtout des riches négociants en fourrures, en activité ou à la retraite, des actionnaires très influents en politique, tous en relation avec la COMPAGNIE DU NORD-OUEST. Parmi les membres honoraires figurent des officiers de l’armée et des capitaines de vaisseau. Le club accueille aussi à certaines occasions des invités de marque, comme Lord Selkirk, président de la Compagnie de la Baie d’Hudson, le Général Brock, le Général Drummond, le célèbre commerçant en fourrures John Jacob Astor de New York , l’écrivain Washington Irving, Thomas Moore, le Capitaine Peter Grant et Sir John Franklin. Le Beaver Club constitue alors, la véritable aristocratie de Montréal.

Le principal objectif du Club c’est de réunir ses membres pendant la saison d’hiver pour leur permettre d’enrichir leur vie sociale autour de copieux repas bien arrosés. On s’y raconte ses aventures de traite et on renforce les liens d’affaires.

Les réunions ont lieu tous les quinze jours, à partir du premier mercredi de décembre jusqu’à la mi-avril. Les invitations se font avec la formule du club : «pour discuter des mérites de l’ours, du castor et de la venaison». L’assistance est obligatoire pour tous les membres séjournant à Montréal et aucune excuse n’est acceptée à l’exception de la maladie. Il leur est interdit d’organiser ou de participer à une fête privée les jours de banquet du club. Les infracteurs doivent payer une amende de 6 bouteilles de vin de madère. Parfois le Beaver club se réunit pendant l’été pour accueillir des officiers de la marine marchande qui transportent les fourrures de la compagnie en Europe.

Le Beaver club n’a pas alors de local fixe. Les réunions se font dans différents endroits de Montréal. Vers 1800, le puissant Joseph Frobisher se fait construire un manoir, le Beaver Hall où se déroulent de nombreux banquets du Club. D’autres endroits sont la City Tavern de la rue Saint-Paul, l’Hôtel Montréal sur la Place d’Armes, et plus tard le Palmer’s Hotel. Vers 1815 la Mansion House Hotel, de la rue Saint-Paul devient l’endroit favori des réunions.
La devise du club est «Force d’âme dans le Péril» qui est gravée sur une large médaille en or que chaque membre doit porter aux réunions. La médaille est suspendue à un ruban bleu, à la couleur du club. En cas de décès on remplace le ruban bleu par un noir, en signe de deuil. En plus de la devise, sont frappés sur la médaille le nom et l’année du premier ‘hivernage’ du membre au-dessus d’un canot avec quatre «voyageurs». À l’envers de la médaille on lit « Industrie et Persévérance » près d'un castor qui coupe un arbre.

Les dîners commencent à quatre heures. Des joueurs de cornemuse ouvrent la marche des mets.
Souvent le menu comprend de la venaison braisée, à la sauce de pain, du chevreuil des guides, des saucisses de venaison, des cailles au riz sauvage, des cailles du vieux trappeur, des navets marinés, des délicieux gâteaux appelés Sweet Peace à la sauce de pomme, et du pouding. Au moment du troisième toast on sert le ‘Pemmican’ qui est fait de viande de bison séchée, que l’on fait venir exprès de la Saskatchewan, mélangée à des baies avec du lard, parce que c’est la nourriture de base de la traite, qu’on aime déguster dans l’ambiance feutrée de Montréal.

Le tout est arrosé de vin de madère, de porto, de scotch, de brandy, de Porter et de bière. Une bonne provision de cigares, de pipes et de tabac, est également mise à la disposition des membres. Les participants racontent leurs aventures en se passant le calumet, emblème de paix chez les amérindiens. Un membre désigné fait une harangue.

À chaque banquet, on prononce cinq toasts de rigueur: À la Mère de tous les saints, au Roi, à la Traite et à toutes ses branches, aux Voyageurs, à leurs femmes et à leurs enfants, et aux membres absents. À la suite de quoi, les membres sont libres de rester ou de partir. Ceux qui restent après le cinquième toast de rigueur, ont l’habitude de prononcer d’autres toasts sérieux ou drôles.

Après minuit, les hommes mariés sont autorisés à se retirer, ensuite on procède au «Grand voyage». Les participants sont invités à s’asseoir en rangs sur le tapis, comme dans un canoë. Armés d’objets les plus hétéroclites en guise de pagaies ils chantent les vieux chants des «voyageurs» en exécutant les mouvements des rameurs. D’après un récit de William McGillivray, à un dîner auquel participait Sir Alexander Mackenzie, qui était un habitué, on chantait encore à quatre heures du matin.

Le Beaver Club qui vivait au rythme de la compagnie du Nord-ouest, est mis pratiquement en sommeil entre 1804 et 1807, à cause du décès de Simon Mc Tavish qui était son puissant moteur. L’échec de la Compagnie du Nord-ouest à absorber la Compagnie de la Baie de Hudson en 1804 et en 1805 a aussi contribué à son déclin.

En 1807, on approuve une nouvelle constitution, qui relance le club. Alexander Henry était alors le seul survivant parmi les fondateurs. Le Beaver Club recrute 45 membres, pendant que les deux grandes compagnies de traite se livrent une bataille acharnée. Plus tard, avec l’établissement de comptoirs jusqu’au Pacifique, la traite devient beaucoup moins dangereuse et l’esprit d’aventure, qui avait été le moteur du club, s’évanouit. Le Club rentre à nouveau en sommeil en 1817.

En 1821 après une longue lutte, parfois sanglante, la Compagnie de la Baie d’Hudson finit par absorber la Compagnie du Nord-ouest.

En janvier 1827, George Simpson récemment nommé gouverneur de la Terre de Rupert, décide de relancer le Beaver Club. Dix anciens membres se réunissent au domicile de William Blackwood et élisent trois nouveaux membres James Keith, Hugh Faries, et George Simpson, lui-même.

Deux dîners se tiennent cette année au Masonic Hall Hotel, le 3 février et le 5 mars, mais l’esprit des Wester’s n’est plus. Montréal vit une crise financière, les peaux de castor n’ont plus la côte en Europe et le club retombe en sommeil.

En 1958, un esprit vivifiant souffle à nouveau sur le Beaver Club qui se réveille pour la troisième fois. Les conditions d’admission sont assouplies, ne faisant plus de ‘l’hivernage’ dans le Nord une condition pour être membre. Le club est logé à l’enseigne du très chic restaurant de l’Hôtel Reine Elizabeth qui adopte son nom. Il devient un point de haute gastronomie, où se réunissent les hommes d’affaires montréalais.

S’adaptant aux changements du temps, depuis 1989, les femmes sont admises comme membres en règle dans le plus vieux club du Canada. La cérémonie d’admission, en vigueur, est toujours grandiose.

Je me suis entretenu avec Michel Busch, le directeur de la Restauration de l’Hôtel Fairmont Le Reine Elizabeth de Montréal qui comprend le Beaver Club.

michel busch

Michel Busch, le directeur de la Restauration de l’Hôtel Fairmont Le Reine Elizabeth de Montréal

RH – Lorsqu’on parle de Beaver Club aujourd’hui il y a deux choses qui sont intimement liées, il y a un club de gourmets très select qui a ses rites, ses habitudes, son passé aussi, et il y a un restaurant auquel il est rattaché et qui est au sommet de la gastronomie montréalaise.
M.B – Il y a un club qui est formé à partir d’éminentes personnalités de notre société d’aujourd’hui. Ils font partie du monde des affaires, de la politique, du sport, des arts et spectacles et qui sont des gourmets. On devient membre du Beaver club par le biais d’une intronisation. Il y a un rituel bien spécial à cet effet. Il y a aussi le restaurant, mais tout cela fait partie intégrante parce que le restaurant n’est pas réservé uniquement aux membres du club et tout le monde y accède. Le public y est invité et les membres se confondent avec la clientèle lorsqu’ils viennent faire leurs découvertes gastronomiques.

RH – Ce mariage d’amour et de raison a commencé quand?
M.B – Pour Le Reine Elizabeth il a commencé en 1958 lorsqu’il a ouvert son restaurant gastronomique et lui a donné le nom de Beaver Club. Il a ravivé le club qui avait fermé en 1827 lorsque la Compagnie de la Baie d’Hudson avait absorbé le Club. Pour moi ce mariage d’amour a commencé en 1984 lorsque j’ai pris la direction de la restauration du Reine Elizabeth et lorsque j’ai eu l’occasion de créer des événements vraiment spéciaux dans le cadre du Beaver Club.

RH – Qui étaient très courus.
M.B – C’était des événements qui rassemblaient jusqu’à quatre-cent personnes, à partir des membres et de leurs invités; ils ont duré jusqu’en 1996. Même il a fallu déménager les agapes présidentielles qui avaient lieu une fois par année – le dernier vendredi du mois de janvier – au Grand salon du Reine Elizabeth. Le restaurant n’avait plus la capacité d’accueillir les invités pour ces agapes.

RH – Dans le passé le Beaver Club rassemblait des personnalités influentes de la scène montréalaise, aujourd’hui il reçoit des membres de partout dans le monde et des femmes.
M.B – C’est exact mais les membres particulièrement actifs sont surtout de la scène de la Province du Québec et de Montréal en particulier. Mais il y a des personnalités de partout dans le monde et je pourrais nommer Bill Gates, Johnny Halliday, le grand chef Paul Bocuse, l’astronome Alan Shepard qui fut le premier Américain dans l’espace, Madame Lise Watier, Philippe Noiret, Guy Lafleur et bien d’autres.

RH – Il y a toujours un rituel d’admission qui est impressionnant, avec calumet, harangue et tout.
M.B – Lorsqu’un membre est intronisé, le Majordome, Serge Leblanc préside ce rituel fort en couleur, puisque l’impétrant est invité à s’assoir sur le trône, qui est impressionnant car il est fait de bois d’orignaux, d’un siège qui est tressé à la babiche comme les raquettes et qui évoque le climat du Nord-ouest . Le candidat doit revêtir le manteau d’apparat qui est en peau d’orignal recouvert de fourrure de castor, de loup de bois de cerf, Il doit fumer le calumet de la paix et passer une épreuve de courage puisque la devise du club c’est «force d’âme dans le péril». Nous ne l’envoyons plus passer un hiver dans l’Ouest Canadien comme dans le passé. Il y a encore quelques années nous avions une mascotte, qui était un ours noir de 400 livres, l’ours Guigui, qui rentrait dans la salle accompagné de cornemuses et de hautbois qui représentaient la Franche Marine et les Écossais. Et l’impétrant devait enlever la médaille du cou de l’ours.
Aujourd’hui l’épreuve de courage c’est de boire le loup-garou qui est la boisson rituelle du club, composée de brandy, de vin rouge, d’une décoction de cannelle. À l’époque, on faisait flamber le loup-garou à la poudre noire, de nos jours on le fait flamber à la cannelle, mais il faut savoir l’ingurgiter sans coup férir et passer cette épreuve en fumant le calumet de la paix. C’est ainsi qu’on devient membre du Beaver Club. C’est un folklore traditionnel très haut en couleurs, qui évoque vraiment l’époque de la traite des fourrures.

RH – Il y a donc les réceptions du club qui se tiennent à des dates spécifiques et il y a aussi le restaurant qui lui, fonctionne en permanence et qui a reçu cette année La plus haute distinction du Guide Debeur 2011.
M.B – Le restaurant a été reconnu comme le Restaurant de l’année, en tant que restaurant gastronomique d’une qualité exceptionnelle. Le Beaver Club est en effet une des meilleures tables à Montréal et on peut même dire du Canada. À travers son menu il honore les produits du terroir du Québec et aussi les vins canadiens et québécois.

RH – Votre menu change avec les saisons.
M.B – Il change deux fois : automne-hiver et printemps-été

RH – Vous avez accueilli les plus grands chefs de la gastronomie mondiale. Lesquels vous ont le plus impressionné ?
M.B – Dans les dernières années nous avons accueilli une pléiade, parmi les plus grands chefs de la scène mondiale, et ils m’ont tous impressionné. Parmi ceux qui m’ont le plus impressionné c’est évidemment Paul Bocuse, qui est le pape de la haute cuisine, c’est lui qui a sorti les chefs de derrière les fourneaux pour les amener sous les feux de la rampe. Il a créé un mouvement qui n’a fait que s’accentuer depuis. C’est lui le grand chef du Vingtième siècle, qui rentre encore avec brio dans ce Vingt-et-unième siècle. Il y a un chef italien qui m’a aussi beaucoup impressionné c’est Francesco Berardinelli, il y a eu Charlie Trotter des États-Unis, il y a eu Antoine Westermann et Émile Jung de l’Alsace, Georges Blanc et j’en passe. Il y a même eu Alain Ducasse qui dans le cadre de la Maison de la France, à l’époque, avait fait un tour à Montréal et avait donné une prestation au Beaver Club. Nous avons vraiment été honorés par la visite des plus grands chefs de ce monde. Ils ont naturellement inspiré notre gastronomie.

RH – J’invite les Montréalais et les Montréalaises qui ne connaissent pas encore le Beaver Club à venir célébrer chez-vous, pour vivre le temps d’un repas, une expérience de haute gastronomie. Ils vont se rendre compte pourquoi le Beaver club a reçu ce prix et constater pourquoi il a perduré à travers toutes ces années en restant une des premières tables de Montréal.

Voici les coordonnées du BEAVER CLUB
900 Boulevard René Levesque Ouest, Montréal,
QC H3B 4A5
(514) 861-3511, poste 2448.
www.beaverclub.ca.

Roger Huet
Chroniqueur et animateur de radio.
Président du Club des Joyeux.
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514-637-7545

À propos de l' auteur

Roger Huet - Chroniqueur vins et Président du Club des Joyeux
Québécois d’origine sud-américaine, Roger Huet apporte au monde du vin sa grande curiosité et son esprit de fête. Ancien avocat, diplômé en sciences politiques et en sociologie, amoureux d’histoire, auteur de nombreux ouvrages, diplomate, éditeur. Il considère la vie comme un voyage, de la naissance à la mort. Un voyage où chaque jour heureux est un gain, chaque jour malheureux un gâchis. Lire la suite...