samedi 4 mai 2024

Entrevue avec Gérard Bertrand

Gérard Bertrand, vigneron leader du Languedoc vient de publier Le Vin à la belle étoile aux Éditions de la Martinière. Il m’a accordé cette entrevue. 


RH. – Gérard Bertrand, vous avez cinquante ans et vous avez fait quarante vendanges. Votre père vous a initié bien jeune.

huet grard bertrand


GÉRARD BERTRAND. – Oui Georges, mon père considérait qu’il fallait que je commence jeune aux travaux des vendanges et en particulier à la vinification. Il considérait, à juste titre, que l'oisiveté n'était pas une bonne conseillère. Peut-être savait-il, inconsciemment, qu'il allait nous quitter jeune et qu'il ne fallait pas perdre de temps pour me façonner et me transmettre son savoir?

RH. –  Vous avez reçu une éducation dans l’esprit de Jean-Jacques Rousseau, où le sport avait une place très importante.

GÉRARD BERTRAND. – Le sport et le rugby en particulier c’est l’école de la vie. Il a guidé mon enfance, mon adolescence et ma vie d'adulte. La compétition, le désir de se surpasser, la volonté de donner le meilleur de soi-même ont été mon moteur pour gravir les échelons et avoir la possibilité de jouer au rugby au plus haut niveau. Cet esprit continue à me guider au quotidien en recherchant  l'excellence dans mon travail et dans ma passion de créateur de vins d'exception.

RH. – Lorsque vous avez 22 ans votre père vous quitte et vous vous retrouvez à la tête du  domaine familial. Comment cela s’est passé et quel défi vous êtes-vous donné en assumant la direction de votre entreprise?

GÉRARD BERTRAND. – Mon premier souci a été de rassurer l'équipe du Domaine de Villemajou de la continuité de l'action et de la permanence de l'esprit. Ensuite il m'a fallu préserver aux vins leur caractère d'origine. Finalement j'ai poussé plus loin l’expérimentation pour trouver ma propre voie et révéler les  terroirs issus des nouveaux domaines, que  j’ai acquis au cours des vingt dernières années.

RH. –  Le rugby vous inspire une façon de travailler et vous donne les principes de la réussite.

GÉRARD BERTRAND. – le rugby est un sport de combattant. La vigne est un lieu de précision où chaque geste compte et où, comme au rugby, il faut travailler en équipe, cultiver l'humilité et bien sûr, avoir le goût de la célébration et de la mise en fête.

RH. – Vous commencez avec 60 hectares de vignes de la propriété familiale qui étaient jusqu’alors travaillés en agriculture traditionnelle. Comment découvrez-vous la biodynamie?

GÉRARD BERTRAND. –  La lecture du livre de Rudolf Steiner "Le cours aux agriculteurs" a été une révélation. Ayant expérimenté la médecine homéopathique depuis1990, le démarrage des essais en biodynamie en 2002 n'a été que l'évolution normale de ce processus et de la prise de conscience qu'un avenir meilleur pour nos entités viticoles et pour la qualité des vins passaient par ce changement de paradigme.

RH. – Quelle est la proportion des 600 hectares de vos vignes actuelles qui est travaillée en biodynamie?

GÉRARD BERTRAND. –  Sur nos 600 hectares de vignobles, 380 sont aujourd’hui cultivés en biodynamie, ce qui fait de nous le leader mondial. Les autres domaines seront convertis dans les cinq prochaines années.

RH. – De quelle façon la biodynamie vous a montré le chemin initiatique.

GÉRARD BERTRAND. – la culture en biologique est une méthode culturale, la biodynamie est une philosophie. Il y a donc, dans ce travail de précision, une sophia, soit une démarche globale, plus personnelle et holistique, qui prend en compte l'homme dans son incarnation mais aussi les forces du cosmos, le lien entre le macrocosme et le microcosme, l’infiniment grand et l’infiniment petit. L'interconnexion des êtres et des choses m’ont toujours intrigué et ont donne du sens à ma vie de paysan, de vigneron et d'homme.

RH. – La Croix Wisigothe ou de Narbonne possède un contenu hautement symbolique, vous l’avez adoptée comme symbole de vos vins. Pourquoi?

huet la croix wisigothe sr


GÉRARD BERTRAND. –  Cette croix a été créée par les Wisigoths au Septième siècle. Ils ont occupé notre région pendant deux siècles et ont souhaité donner une identité à notre communauté et à notre art de vivre. Les deux colombes qui boivent dans la coupe symbolisent le partage, la communion, la fraternité. L'alpha et l'oméga sont le symbole du début et de la fin de la vie. Les douze points sont les signes du zodiaque et les douze mois de l'année. On retrouve cette croix au palais des archevêques de Narbonne.

RH. – Comment définissez-vous le vin? Qu’est-ce qu’il devrait inspirer à celui qui le boit?

GÉRARD BERTRAND. – le vin est un breuvage multidimensionnel il doit dans tous les cas désaltérer et réjouir les cœurs des hommes et des femmes. Il est un lien social qui favorise l'échange.

RH. –  Où avez-vous puisé votre inspiration pour élaborer la théorie de la pyramide des sens?

huet la pyramide bertrand sr

GÉRARD BERTRAND. – Ma première visite au domaine de la Romanée Conti m'a fait comprendre l'intemporalité des certains vins et le travail des moines de l'abbaye de Cîteaux qui l'ont relié au divin.
La vision plus mercantile du nouveau monde au début des années 1990  (classification en 7 catégories du basic a l’icône) ont marqué un tournant avec une montée en puissance de la technique et de ses applications et ont permis d'améliorer le niveau moyen des vins dans le monde entier. On a assisté aussi à une standardisation du goût et des méthodes de vinification et d'élevage. Après avoir acquis la technicité, il est temps aujourd'hui de revenir à l'essence même du vin et de rechercher non plus le style, mais d’affirmer le caractère des terroirs.

La pyramide des sens
que j'ai créée décompose le vin en 4 niveaux :

Le minimum que le vigneron doit délivrer au consommateur c'est le plaisir, qui passe par les yeux, le nez et la bouche.

Le deuxième niveau c’est le goût, que mon ami Jean Cormier appelle : la gouttière du bonheur. Il nous permet de comprendre et de ressentir le caractère du vin et le goût du terroir et non plus seulement les aromes ou les cépages.

Quand les vins ont de grandes origines, qu’ils sont prêts à boire et sont partagés avec des amis, on peut parfois se laisser envahir par des émotions. Elles sont rares et favorisent une communion d'esprit entre les convives, lorsqu’ils sont des "wine lovers" ouverts à cet élan spirituel.

Le dernier niveau est celui du message
qui ne passe plus par le cœur mais par le néocortex .On entre ici dans le cercle fermé des inities du vin. Par la force de l'esprit, les subtilités des ondes et des vibrations, ils perçoivent l'âme du vin. Ce n'est pas un exercice, ni une volonté mais relève d'un état de conscience.

RH. – Les vins témoignage sont des vins d’initié, des vins de la mystique du terroir. Votre vin du Clos d’Ora, comme les vins de la Romanée Conti, ou de Véga Sicilia sont des vins mystiques, qui témoignent de leur terroir, mais ils sont produits en petites quantités. La passion qui vous anime va vous pousser à vouloir faire des vins témoignage de tous vos vins, Êtes-vous conscient qu’on ne peut pas transformer 350 hectares de vigne en vins témoignage et que peut-être tous les terroirs ne méritent pas cet honneur?

GÉRARD BERTRAND. – le projet du clos d'Ora est le fruit de 17 ans de réflexion et de maturation. C'est un éloge à la patience. Tous les terroirs ne permettent pas de réunir les conditions favorables à cet avènement. Chaque vin que je produis en conscience à ce jour doit exprimer la musicalité de son terroir et de ses origines. Le nombre d'hectares n'est qu'un facteur à prendre en considération parmi tant d'autres. Il faut chercher à comprendre et se laisser guider par ses intuitions en étant connecté à la nature. Quand on est dans cet état de conscience, on obtient la révélation de ce qu’il faut faire et comment l'accomplir. La deuxième étape sera de faire partager en liberté d'esprit, sa démarche et le fruit de sa passion.

RH. – La clé du succès, après avoir fait des bons vins c’est de savoir les vendre. Avec la fougue et la stratégie du joueur de rugby vous avez percé le marché français et vaincu les réticences. Le marché international semble bien plus complexe et se complexifie tous les jours avec des nouveaux joueurs. Dans combien de pays vos produits sont présents et quels sont les marchés que vous voulez travailler en priorité?

GÉRARD BERTRAND. – Notre région du Sud de la France a dû passer du savoir-faire au faire savoir. C'est un travail de patience et de courage. On ne vendange qu'une fois par an et il n'y a pas que des grands millésimes. Il faut donc être persévérant. Personnellement  avec mes équipes nous avons gravi petit à petit les échelons de la distribution et de la notoriété. Aujourd'hui nous vendons nos vins dans 110 pays, avec la même ferveur et le même engouement.

RH. – Votre grande force physique, doublée d’une intelligence et d’un flair peu communs, et  décuplés par votre cheminement initiatique vous ont apporté la réussite, qui ne semble pas s’estomper. Vous êtes, comme votre père, 20 ans en avance sur la masse des vignerons du Languedoc. Pourtant, votre force est aussi une faiblesse, car le cheminement de l’initié est unique. Vos enfants, votre fils surtout, devront faire leur propre cheminement. Vous serez un bon guide, et vous avez du temps pour préparer la suite, mais vos enfants vont prendre leurs propres décisions, selon leur propre évolution. En êtes-vous conscient?

GÉRARD BERTRAND. –  Je suis surtout conscient que chaque jour qui se lève est un don de Dieu. Pour lui rendre grâce, il faut donner le meilleur de soi-même dans un élan positif et dans une démarche holistique centrée sur un nouveau paradigme de paix, d'amour et d'harmonie.
En élevant notre esprit on comprend mieux la temporalité et l'intemporalité de notre vie. On arrive parfois à des moments de plénitude utiles pour partager son état d'être avec ses amis, sa famille, ses collaborateurs.
Ma  philosophie est de donner le meilleur de moi-même et de partager, pour mieux faire passer les messages essentiels que guide ma quête d'excellence. Le chemin est long et chacun aura le choix de suivre ou non cette voie tracée pour le grands vins de notre région.
Le livre que j'ai écrit est un témoignage et  modestement un guide pour ceux qui voudront s'en inspirer. Mes enfants Emma et Mathias qui ont 17 et 15 ans sont conscients des enjeux et de l'ascèse que demande une vie de vigneron et de globe-trotter. Ils partagent également les moments d'allégresse et de création. Ils ont le temps de se forger leur propre personnalité et de ressentir quelles seront leurs missions ou leurs envies pour le futur.

RH. – Votre livre est remarquable et votre enseignement très profond.  Chaque vigneron du monde devrait le lire et le relire. Il aidera aussi les amoureux du vin, à comprendre des mystères qui jusqu’ici étaient cachés au profane.

huet grard bertrand srbis


Je rappelle à nos lecteurs que  Le Vin à la belle étoile de Gérard Bertrand est publié par La Martinière. Il est en librairie au prix de 29,95 $.

Merci Gérard Bertrand.

GÉRARD BERTRAND. – Merci à vous d'avoir mis en lumière Le Vin à la belle étoile, mon parcours de vie et  m'avoir permis de révéler certains messages.


Liens :

Gérard Bertrand
www.gerard-bertrand.com


Roger Huet
Chroniqueur vins et spiritueux
Président du Club des Joyeux
Samyrabbat.com
LaMetropole.com

 

À propos de l' auteur

Roger Huet - Chroniqueur vins et Président du Club des Joyeux
Québécois d’origine sud-américaine, Roger Huet apporte au monde du vin sa grande curiosité et son esprit de fête. Ancien avocat, diplômé en sciences politiques et en sociologie, amoureux d’histoire, auteur de nombreux ouvrages, diplomate, éditeur. Il considère la vie comme un voyage, de la naissance à la mort. Un voyage où chaque jour heureux est un gain, chaque jour malheureux un gâchis. Lire la suite...