samedi 20 avril 2024
Refonte du Guide alimentaire: l'industrie alimentaire laissée en plan

Refonte du Guide alimentaire: l'industrie alimentaire laissée en plan

Le Guide alimentaire canadien fait l’objet d’une refonte par Santé Canada dont les premières grandes lignes seront révélées sous peu. Bien que l'industrie alimentaire ait été exclue de l'exercice, plusieurs lobbys s’activent dans les coulisses pour influencer le résultat final.

Automne 2016. Santé Canada annonce qu’un nouveau Guide alimentaire est en préparation. Le ministère a de la pression : le Guide actuel est critiqué par de nombreux professionnels de la santé publique. On le dit dépassé et peu convivial. C’est alors que Santé Canada lance une bombe : cette fois, l’industrie sera exclue de l’exercice. Aucune rencontre ne se tiendra entre les responsables de la refonte et les représentants des fabricants ou producteurs d’aliments.

Ce n’est pas tout : la science financée par l’industrie sera exclue des analyses menant au nouveau Guide. Cela vaut aussi pour les études financées par les producteurs agricoles, dont les associations soutiennent généreusement la science les concernant.

Les représentants de l’industrie alimentaire venaient de se faire fermer au nez une porte qui leur avait toujours été ouverte. Mais ils n’allaient pas rester les bras croisés. Depuis 18 mois, les initiatives pour se faire entendre se multiplient, les voies empruntées aussi. Et on assiste actuellement à un véritable sprint.

« Nous avons demandé et tenu de nombreuses réunions avec de nombreux représentants officiels du gouvernement sur cette question, notamment avec les fonctionnaires de Santé Canada et avec le personnel du cabinet du premier ministre et de ceux des ministres de la Santé et de l’Agriculture. Malheureusement, malgré nos efforts et toutes les données scientifiques que nous avons présentées, à ce jour, il n’y a pas eu de changements considérables quant à la position de Santé Canada à l’égard des produits laitiers », se plaignent les Producteurs laitiers du Canada dans un mémoire déposé au Comité permanent de la santé en décembre dernier.

Les producteurs laitiers ne sont pas les seuls à déplorer leur exclusion. Santé Canada a reçu plusieurs lettres critiquant la refonte du Guide. Les lettres adressées à la ministre de la Santé, Ginette Petitpas Taylor, sont parfois expédiées en copie conforme au bureau du premier ministre Trudeau, à celui du ministre de l’Agriculture ou au Conseil du Trésor. Des associations de producteurs se sont aussi adressées directement à Agriculture Canada et à leurs députés. 

UNE BATAILLE POLITIQUE

Dans le prochain Guide, il est peu probable que le jus soit de nouveau présenté comme l’équivalent d’une portion de fruit frais. Face à cette éventualité, l’Association canadienne des boissons, qui représente notamment Coca-Cola et PepsiCo, ne s’est pas gênée pour écrire directement au ministre des Finances Bill Morneau. En plus de lui fournir des informations sur le jus pur à 100 %, le groupe demande au ministre Morneau de discuter avec sa collègue à la Santé afin de s’assurer que le jus conserve sa place dans le Guide alimentaire canadien.

« Ça ne me surprend pas de voir cette réaction de l’industrie, mais c’est comme ça qu’on fait les choses aujourd’hui », tranche David Hammond, de l’École de santé publique et des systèmes de santé de l’Université de Waterloo. Le professeur Hammond a été consulté comme expert par Santé Canada pour le processus de révision des étiquettes nutritionnelles. Il confirme : « La pression que subit Santé Canada de la part des lobbys est énorme. »

« Il ne s’agit pas de diaboliser l’industrie alimentaire, c’est simplement une question de conflit d’intérêts. C’est évident que les producteurs de fruits vont aller plaider pour que le jus reste dans le Guide. Ils défendent leurs intérêts économiques. »  - David Hammond

Car l’enjeu est important. S’il n’est pas utilisé dans l’épicerie quotidienne de monsieur et madame Tout-le-Monde, le Guide alimentaire canadien est l’inspiration des menus des établissements publics du pays. Beaucoup d’argent est en jeu. Actuellement, un plateau-repas d’hôpital équilibré doit contenir une portion de lait, de fruits, de légumes, de la viande ou un substitut et des produits céréaliers.

INQUIÉTUDES

On ne sait toujours pas de quoi sera fait le nouveau Guide, mais ceux qui le rédigent refusent de confirmer le retour des quatre groupes alimentaires traditionnels. Pire : les protéines de source végétale y auront une place particulièrement importante, puisqu’on conseille de les préférer à des protéines de source animale. Du jamais vu au Canada, pays producteur de porc, de volaille et de bœuf.

« Les gens de l’industrie ont soulevé des inquiétudes. Les producteurs de lait et de bœuf sont préoccupés par la refonte. » - Luc Berthold, député fédéral de Mégantic–L’Érable et critique du Parti conservateur en matière d’agriculture

« Le premier but du Guide alimentaire est de nous aider à manger de façon équilibrée. Et c’est le rôle des producteurs canadiens de nous fournir ces aliments-là », poursuit le député conservateur, qui aurait voulu que les agriculteurs fassent partie du processus de refonte d’une façon ou d’une autre.

Au moment de dévoiler la dernière version du Guide, en 2007, Santé Canada avait été vivement critiqué pour la place qu’il avait accordée à l’industrie alimentaire dans le processus. « Peut-être qu’en 2007, la place des acteurs de l’industrie était trop grande, admet le député Berthold, mais cette fois, on a fait un virage à 180 degrés et on les a exclus complètement. On aurait peut-être dû viser un meilleur équilibre. »

LA VOIE DE CONTOURNEMENT

Dans les faits, l’industrie a été entendue. En plus des échanges écrits, les Producteurs laitiers du Canada ont eu droit à deux rencontres avec des représentants de Santé Canada pour discuter des initiatives en matière de saine alimentation. L’Association canadienne des boissons a eu trois rencontres, tout comme le Conseil des viandes du Canada.

De nombreuses entreprises ont franchi les portes de Santé Canada pour discuter d’autres initiatives contenues dans la stratégie en matière de saine alimentation, dont le fameux affichage devant des emballages qui fait grincer les dents de plus d’un fabricant alimentaire.

La refonte du Guide s’est aussi invitée au Comité permanent de la santé lors de deux séances avant les Fêtes.

Quel est le rôle du Comité dans cette histoire ?

« Notre mandat [sur ce sujet] n’est pas clair », avoue le député de Vancouver Kingsway Don Davies, vice-président de ce comité multipartite.

Ce qui était clair, toutefois, explique en entrevue le député néo-démocrate, c’est que le Comité voulait rencontrer des professionnels de la santé indépendants pour se faire une tête. Benoit Lamarche, professeur de nutrition à l’Université Laval, a été invité. Comme il l’a lui-même expliqué devant les politiciens, Benoit Lamarche a été financé dans le passé par l’industrie laitière. Ce qui mène à cet étrange paradoxe : ses études sur le lait ont été exclues de la science consultée par Santé Canada pour la révision du Guide, mais lui-même a été entendu par le Comité… sur la refonte du Guide alimentaire canadien !

« J’ai été très surpris de recevoir cette invitation-là », confirme en entrevue Benoit Lamarche.

L’un des commentaires du professeur Lamarche : l’idée de remplacer les gras saturés par des gras polyinsaturés ne tient pas la route. « Même si vous voulez remplacer les graisses saturées par les acides gras polyinsaturés, c’est-à-dire remplacer le mauvais gras par le bon gras, a-t-il dit, comment allez-vous y arriver si vous voulez manger du yogourt ? »

« Il n’existe aucun yogourt à teneur élevée en lipides insaturés. Les matières grasses du lait dans le yogourt contiennent des graisses saturées. Il en va de même pour le fromage. »  - Le professeur Benoit Lamarche

De plus, Benoit Lamarche affirme que la science ne permet pas de conclure qu’il est préférable de consommer des produits laitiers faibles en gras. Les Producteurs laitiers du Canada ont fait les mêmes recommandations à Santé Canada et voudraient bien pouvoir présenter des recherches confirmant cette hypothèse.

Peut-être pourront-ils le dire eux-mêmes au Comité sur la santé, puisque la ministre Petitpas Taylor a annoncé le mois dernier que ce comité allait rencontrer les Producteurs laitiers, à sa demande. Don Davies avoue que pour un comité censé décider lui-même de son agenda, c’était une déclaration surprenante. « C’est certain que le ministère de la Santé a subi de la pression de l’industrie, explique Don Davies. C’est pour cela qu’elle nous demande de rencontrer des gens de l’industrie laitière. Nous allons voir si le Comité va rester indépendant face à la demande de la ministre. »

Lire l'article complet dans La Presse du 18 mars 2018

NOTE DE L'ÉDITEUR

Même la politique est au cœur de ce guide!!!