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L'audace de Monsieur Cointreau

L'audace de Monsieur Cointreau

Spiritueux de niche, cognac, champagne, sirop... Le groupe familial et son patron font de leurs marques ancrées dans le terroir des pépites à la mode.

Jean-Pierre Cointreau, le fort discret PDG du groupe familial Renaud Cointreau - sans aucun rapport avec Rémy Cointreau -, vient de dévoiler deux créations. Il y a tout d'abord le cognac Extra Frapin, issu de la réserve ancestrale de la maison : un nez et une bouche à vous faire acheter une propriété en Charente sans y avoir jamais mis les pieds. Une pure folie. L'autre nouveauté se présente sous la forme d'une cuvée Grand Blanc de Noirs chez Gosset- une maison du groupe depuis 1993 -, un champagne composé à 100 % de jus de pinot noir aux notes gourmandes de pommes cuites au four. Deux flacons qui, l'un comme l'autre, ne transigent en rien avec la qualité.

Au-delà du goût, ces produits font preuve d'une singularité ou d'une démarche hors norme qui leur donne un supplément d'âme. Le cognac est issu de la propriété dont les deux soeurs de Jean-Pierre Cointreau et lui-même ont hérité de leur mère, un des plus beaux domaines de l'appellation, soit 240 hectares d'un seul tenant au coeur de la Grande Champagne, une vraie rareté tant par son emplacement que par sa surface, le genre d'exploitation qu'on gère sur le très long terme, puisque les alcools produits par une génération sont vendus par les suivantes. Ainsi, l'Extra Frapin, assemblage de jus distillés sous de Gaulle ou Pompidou, joue dans le registre de l'exception, et son prix est à l'avenant : 496,40 € le flacon, ce qui n'est pas rien, même pour un inconditionnel de la plus subtile des eaux-de-vie. Quant au champagne, le Grand Blanc de Noirs, il se met en avant quand ce sont les blancs de blancs - 100 % chardonnay - qui sont à la mode. À contretemps.

Pour l'un comme pour l'autre, attendons-nous à un franc succès. Car en trois bonnes décennies de carrière, Jean-Pierre Cointreau a réalisé une impressionnante série de choix, très souvent surprenants et à rebours de l'époque, qui se sont révélés comme de sacrées réussites. Qui, il y a quelques années, aurait misé sur le rachat de la crème de cassis Vedrenne, de la verveine du Velay ou encore de la liqueur à la fraise des bois Dolfi ? Certes, lors de leur rachat par le groupe Renaud Cointreau, ces marques affichaient une bonne santé économique, mais leurs noms déclenchaient aussi des sourires entendus. Eh oui, tout cela était un peu ringard.

Pour augurer de leur succès, il fallait anticiper - ou déclencher - le retour en vogue des produits à l'ancienne aux étiquettes surannées, et voir arriver le mouvement "craft" venu de Californie, qui place sur un piédestal l'artisanal, le local, le savoir-faire transmis de génération en génération. Cela tombe bien : Jean-Pierre Cointreau peut vous servir des kilomètres de récit comme les gens les aiment aujourd'hui. En plus, ses histoires sonnent juste, parce qu'elles ne sortent pas d'un bureau de concepteur-rédacteur de légendes, mais de la France profonde. Le jeune sexagénaire raconte l'Auvergne, la Bourgogne, le Languedoc, des histoires de famille, d'inventions, de distilleries en bord de Seine, de macérations fabuleuses... On se délecte à l'écoute de ce descendant, par sa branche maternelle, de François Rabelais. Tout de même.

Pour se lancer dans ces acquisitions, et au passage dans la création d'un ou deux produits comme le Figuier Malin, Jean-Pierre Cointreau avait-il perçu le retour en force imminent de la mixologie, grande prescriptrice de ses alcools parfumés et de son cognac ? Une chose est sûre, il gère l'affaire en bon père de famille : "Il y a quelques années, explique Cointreau, la demande était si forte en Chine que nous aurions pu vendre tous nos fûts à n'importe quel prix." Ce qu'il s'est bien gardé de faire. Depuis, le marché chinois du cognac s'est effondré, et puis il est reparti. Aux États-Unis, la demande n'a cessé de progresser. Les États-Unis constituent aussi le premier marché de ses liqueurs et lui assurent une bonne part de ses expéditions de champagne. L'horizon est dégagé. 

Audace et lucidité

Observer l'évolution des affaires de ce petit groupe et de sa dizaine de marques durant ces dernières années, c'est lire les changements de tendance, les amorces de mouvement. Alors on essaie de débusquer dans sa stratégie la prochaine mode. L'armagnac, peut-être ? Non, il n'y croit pas. Et, contre toute attente, le voilà qui parle de sirops : "Il y a vingt ans, mon père me demandait pourquoi je m'obstinais à faire des sirops. C'était presque une incitation à jeter l'éponge. Je n'ai pas laissé tomber. Et depuis quelque temps, les pays du Golfe en sont très friands." Des sirops au caramel, à la noisette, à la vanille qui font fureur. "Contrairement à ce qui se passe avec le champagne ou le cognac, l'augmentation de la production est facile. En quelques mois, nous trouvons toujours les stocks de fruits nécessaires." Jean-Pierre Cointreau, c'est de l'audace, de la lucidité, le sens du court terme, et celui du long terme aussi, du pragmatisme, et les terres de France vues comme une corne d'abondance. Une belle affaire.

Source: Lou White, via Le Figaro du 28 septembre 2017