jeudi 25 avril 2024
Fromagerie La Suisse Normande, de mère en filles

Fromagerie La Suisse Normande, de mère en filles

Tout le monde a une recette chouchoute que sa mère prépare «de la meilleure façon au monde». Des recettes qu'on se passe en famille, presque secrètement. Chez les Guitel, c'est une passion qu'on se transmet: celle de fabriquer des fromages, d'excellents fromages, de mère en filles.

La transmission d'un savoir-faire

Sans transmission, il n'y a pas de culture culinaire. C'est en passant de génération en génération que le savoir-faire a mis au monde les meilleures recettes, les meilleurs produits. C'est particulièrement vrai dans le cas des fromages. Mais la perpétuation d'un métier n'est pas une mince affaire, comme le montre l'histoire de la fromagerie la Suisse Normande de Saint-Roch-Ouest, dans Lanaudière. Portrait en huit temps.

Fabienne

Jamais Fabienne Guitel n'aurait osé formuler le souhait, à voix haute du moins, que l'un de ses enfants suive ses traces et reprenne les rênes de la fromagerie la Suisse Normande, fondée avec son mari en 1988. «Jamais je ne l'ai espéré, et ce n'est surtout pas dans ce but que je l'ai lancée», dit-elle. Fabienne et son mari, Frédéric, ont démarré leur élevage caprin alors qu'une fromagerie devait officiellement ouvrir dans le secteur et acheter tout le lait de leurs chèvres, projet qui n'a finalement jamais vu le jour. «On ne pouvait pas laisser le lait se perdre, alors on a fait une fromagerie», explique-t-elle simplement. Fabienne a eu cinq enfants en sept ans pendant la même période. «C'était un peu fou!», convient-elle en riant.

Bénédicte

Bénédicte a été la première à revenir au bercail pour travailler auprès de sa mère. «La fromagerie a été fondée quand j'avais 4 ans. Je fais probablement du fromage depuis cet âge-là, dit-elle en riant. J'ai fait plusieurs cours, essayé des métiers, mais tout me ramenait ici.» Son dada, c'est la production. On fabrique des fromages 5 jours par semaine, ici, avec du lait des chèvres du troupeau familial (300 bêtes, dont s'occupe le cadet de la famille, Thibault), puis du lait des vaches d'un fermier voisin. «On a le même terroir et le même souci du respect des animaux», explique-t-elle.

Magaly

Magaly est revenue au Québec l'an dernier, après quatre années passées en Suisse à travailler comme infirmière. Elle a été un peu déçue des conditions de travail, ici, mais avait surtout envie d'un projet «familial», «durable» et «qui fonctionne», dit-elle. «J'ai eu un peu l'impression qu'elle voulait entrer dans mes bottes quand elle est revenue, confie Fabienne. Comme si, parce qu'elle était ma fille, elle savait nécessairement comment faire du fromage. Je lui ai dit qu'elle allait devoir commencer à la base, comme tout le monde.» Ce qui fut fait.

La diplomatie

Fabienne Guitel «adore» travailler avec ses filles, mais disons que les débuts ne se sont pas faits sans heurts... «On réalise qu'on ne se connaît pas tant que ça avant d'avoir travaillé ensemble. [...] Et après une journée de travail fatigante, on peut réagir différemment, plus abruptement quand c'est un membre de la famille.» «C'est pas juste ta boss, ni ta collègue, c'est aussi ta mère alors des fois, tu as des propos qui ne sont pas très professionnels ou diplomatiques parce qu'il y a une implication personnelle plus forte», convient Bénédicte. «Heureusement, on a eu la sagesse de s'en parler», dit Fabienne. Et maintenant, c'est pendant les réunions «officielles» qu'on discute de l'entreprise.

Place

Quand ses filles sont revenues à la fromagerie, Fabienne s'est inquiétée que chacune n'y trouve pas son compte. Puis, les rôles se sont naturellement imposés. «Les filles m'ont sorti de la production», dit-elle en riant. Fabienne s'occupe ainsi surtout de la commercialisation, Magaly, de la gestion et des nouveaux projets, Bénédicte préfère plus que tout fabriquer les fromages, mais les rôles s'inversent parfois au besoin. Comme en ce moment, car Bénédicte est en congé de maternité et Magaly assure la fabrication du fromage... jusqu'à ce qu'elle parte à son tour en congé, en juillet, et que sa soeur reprenne le relais (la relève est donc déjà assurée, et on a aussi ajouté à la tâche de Fabienne celle de «gardienne»!). «Notre père, lui, c'est celui qui est toujours disponible pour nous donner un coup de main quand on en a besoin», dit Magaly.

Le Pizzy

Le plus connu des produits de la Suisse Normande est le Pizzy, petite galette nommée ainsi en l'honneur du petit village suisse où est née Fabienne Guitel. «C'est une tomme vaudoise, au lait de vache et avec un goût assez délicat qui est parfait pour s'initier au fromage.» C'est aussi le chouchou de la famille quand vient le temps de cuisiner. On le passe dans l'oeuf battu, puis dans une chapelure (panko, amandes effilées, mie de pain écrasée, etc.) avant de le griller à la poêle: il devient alors le meilleur ami de la salade verte.

Les restaurants

Ce n'est pas sans raison que l'une des chèvres de la Suisse Normande s'appelle «Pastaga»: le restaurant de Montréal est un bon habitué. «Je vais y chercher les fromages aux trois semaines, raconte le chef, Louis-Philippe Breton. Il y en a toujours dans notre plateau.» Les recettes varient, mais il a un faible pour le Fredo dans les grilled-cheese servis au brunch, car «sa consistance est idéale, il ne fond pas trop». L'Express reste néanmoins, à ce jour, le meilleur client de la fromagerie, achetant de 20 à 30 kg de Bûchette par semaine pour sa fameuse salade de chèvre chaud. À La Coupole, Jean-Benoît Courcoul raffole du caillé de chèvre, «très versatile et très frais», qu'il utilise autant pour les plats salés (pour farcir les pâtes et lasagnes, préparer des trempettes ou des sauces pour les volailles) que pour les desserts, dans le tiramisu, par exemple.

Les projets

Les choses ont changé depuis que les filles de Fabienne ont repris la fromagerie. On a reçu les accréditations officielles pour commercialiser les produits à l'extérieur du Québec. «Cela faisait longtemps que je voulais le faire, mais je n'avais pas le temps», confie Fabienne. Magaly s'en est chargée, et l'on reçoit maintenant des courriels de clients qui achètent le Pizzy d'aussi loin que Vancouver. «Ça fait chaud au coeur», dit Fabienne. Magaly et Bénédicte rêvent aussi de nouveaux fromages, au lait de chèvre et de vache, et d'une épicerie du terroir. Nouvelle génération, nouveaux projets.

Source: Lou White, via La Presse du 16 mai 2017